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De la Postcolonie: essai sur l´imagination politique dans l´Afrique contemporaine. Paris, Karthala, 2000. Achille Mbembe

 
Cet ouvrage décrit la situation politique en Afrique sub-saharienne et analyse les discours extrémistes sur le continent noir et leurs conséquences. Formes de pouvoir, rapports de domination, violence, mais aussi imagination politique, sociale et cul


Cet ouvrage, paru à peu près en même temps en anglais et en français, est un recueil de textes aussi séduisants qu’originaux situés à la frontière entre philosophie politique, histoire et littérature.
L’écriture est superbe. La langue devient instrument d’analyse, « à la fois descriptive, critique, analytique et poétique… La phrase se fait art, ou mieux, image et magie au point où le texte lui-même finit par participer d’un procès d’envoûtement » . Cette façon « de dire la laideur d’une manière finalement si belle » est à la fois « déroutante et inquiétante ». Car l’auteur s’implique à fond dans le courant postmoderniste pour lequel le texte devient significatif de lui-même autant que de la réalité. D’ailleurs le sous-titre le précise sans ambiguïté, même s’il s’agit davantage d’« imaginaire » que d’« imagination » politique.
L’ouvrage est en fait un recueil d’essais, au nombre de cinq dans la version française. L’idée-force qui relie les chapitres est celui de la postcolonie, c’est-à-dire de « sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci devant être considérée comme une relation de violence par excellence », de servitude et de domination (pp. 139-140).
L’introduction, beau morceau de bravoure, repose sur une interrogation philosophique nourrie entre autres de F. Hegel, M. Heidegger, F. Nietzshe, G. Bataille, J. Habermas ou M. Foucault. Curieusement, l’auteur fait à peine référence, sinon dans une note rapide, à des philosophes africains modernes dégagés du courant ethnophilosophique de la stature de Paulin Hountondji ou Valentin Mudimbe, et moins encore à Béchir Souleïmane Diagne. Il ne s’inscrit pas non plus, sans vraiment en expliciter les raisons, dans les problématiques de la « postcolonialité » telle que débattue par les subaltern studies qu’il connaît néanmoins fort bien. Il annonce sa volonté d’aller à l’encontre du discours usuel, où l’Afrique n’est vue que comme antinomique de l’Occident, car en dépit des recherches les plus récentes les poncifs demeurent de la « pensée sauvage » : tout étant empreint de la pensée dominante, on sait mieux, aujourd’hui, ce que l’Afrique n’est pas que ce qu’elle est réellement.
Sur cette réalité, les jugements d’Achille Mbembe sont sévères et sans appel : dans le contexte contemporain de la pluralité des savoirs et de la multiplicité des mondes, l’Afrique demeure caractérisée par l’absence d’issue, sinon dans l’arbitraire du pouvoir absolu, arbitraire d’autant plus pesant qu’il relève de la longue durée – du passé au présent et sans doute au futur –, arbitraire qui « donne la mort n’importe quand, n’importe où, n’importe comment et sous n’importe quel prétexte » (p. 32). La question posée est donc désespérée : comment sortir de ce carcan par l’affranchissement de la servitude et l’éventualité d’un sujet africain autonome ?
Les deux premiers textes, sur « Le commandement », et sur le « Gouvernement privé indirect », relèvent de l’analyse en longue durée, puisque les réflexes des gouvernants postcoloniaux sont compris et expliqués à travers l’héritage historique, et en particulier par les séquelles de la violence coloniale : violence fondatrice par la conquête, violence de légitimation à travers un discours et un vocabulaire à volonté universalisante, violence de permanence par la sédimentation d’innombrables actes et rites dont les plus symptomatiques furent les régimes dits de l’« indigénat » (pp. 42-43). L’analyse est implacable. Les modalités de l’assujettissement colonial, dont l’objet fut de chosifier l’indigène, sont à la racine du mal. Le pouvoir d’État issu de cet assujettissement s’oppose à la « société civile » telle que définie en Occident. Pourtant, les sociétés africaines ne se réduisent pas à des structures extérieures et hostiles à l’État : la restructuration des intérêts autochtones (entrepreneurs, hommes politiques, nationalistes…) provoque l’interrelation du pouvoir oppressant et des réseaux participants. Le potentat postcolonial hérité de ce complexe possède une rationalité propre reposant sur un triptyque imbriqué : la violence, l’allocation et le transfert. L’allocation-type (le salaire) légitime la sujétion, le salarié devenant un dépendant de l’État dominateur. Ce processus rend compte de tous les détournements : « corruption », encaissements parallèles, etc., qui convertissent les choses économiques en choses sociales et politiques par le biais des liens sociaux communautaires. Ainsi, une dette sociale multiforme lie tous les éléments du système, prisonniers les uns des autres. La thématique de Mbembe s’inscrit d’évidence dans la suite de la « politique du ventre » et de la « criminalisation de l’État » proposées par Jean-François Bayart. Il insiste néanmoins davantage que celui-ci sur le rôle de l’épisode colonial, qui n’aurait été aux yeux de Bayart « qu’un facteur contingent » du processus. La nouveauté de la démonstration réside dans le lien établi avec force entre l’arbitraire colonial et le pouvoir postcolonial, alors que la littérature historique, suivant en ceci le discours politique dominant, a plutôt eu naguère tendance à relier les potentats contemporains aux chefs précoloniaux. Cette tendance demeure aujourd’hui celle des spécialistes du présent, politologues ou journalistes peu informés de par leur formation et leur spécialité sur l’histoire du continent : pour beaucoup, la colonisation n’a que trop tendance à ne représenter désormais qu’une parenthèse. Or Mbembe a l’énergie de démontrer au contraire qu’elle est à la base des concepts politiques africains contemporains. Ceci dit, l’analyse, très novatrice dans la mesure où elle s’attaque à l’imaginaire des colonisés modelé et perverti par l’arbitraire colonial, n’est pas une découverte en soi concernant les mécanismes du pouvoir : il y a 20 ans, Benoit Verhaegen proposait déjà une analyse décapante du pouvoir despotique de Mobutu au Zaïre, où il distinguait une succession de cercles concentriques imbriqués, depuis la « clique présidentielle » des proches parents du despote jusqu’à la « confrérie régnante » des membres privilégiés de l’« ethnie » présidentielle et, au-delà, la « grande bourgeoisie potentielle » constituée de « toutes les personnes que leur compétence, leur popularité ou leur fonction désignent comme candidat possible à l’entrée dans la confrérie dont elle constitue la réserve de recrutement » (pp. 374-75).
Ce qui est nouveau, néanmoins, c’est que Mbembe prolonge l’examen au fil des décennies de l’indépendance. Il ne sépare pas le constat politique de l’analyse économique. Ainsi l’équilibre relatif du despotisme postcolonial s’est trouvé ébranlé par la contraction économique des années 1980 et les exigences des programmes d’ajustement structurel. Les difficultés inextricables qui ont suivi font que les factions se délitent et s’opposent. Les guerres et le chaos qui en ont résulté imposent de trouver une issue. C’est le défi du XXIe siècle : désormais la compétitivité des économies à l’échelle mondiale exige de l’Afrique comme des autres un accroissement des productivités. Or celui-ci ne peut qu’intensifier les rapports de violence issus des contradictions entre l’accroissement des inégalités et l’exacerbation des distorsions accumulation du capital/exclusion sociale.
Cette analyse a le mérite d’une très grande cohérence intellectuelle, même si on peut lui reprocher de proposer un modèle d’évolution générale nécessairement un peu déconnecté des réalités et des variantes concrètes de terrain.
La version française de l’ouvrage comporte, intercalé de façon abrupte au milieu des autres, un texte d’une beauté fulgurante, qui a été publié séparément aux États-Unis : « Le fouet de Dieu ». C’est une sorte de poème en prose, série de variations sur les thèmes liés de l’acte de religion et de l’acte érotico-sexuel. S’y ajoute une comparaison fascinante entre le Dieu juif, Yahvé, expression définitive d’un monothéisme fermé, et la religion chrétienne qui fait du croisement du père, du Fils et du Saint-Esprit, auquel il faut adjoindre la mère du Christ, une famille fusionnelle qui insère la divinité dans les cadres de la parentèle. La crucifixion du fils, à la mort bien réelle, est une extase dans la souffrance, « orgasme salvifique » qui relève d’un mystère orgiaque. À l’instant même de sa mort qui est celle d’un homme, le dieu absorbe le monde et est absorbé par lui, par-delà le temps et l’espace. Le discours sur le dieu devient de ce fait un discours sur l’existence humaine, la fusion de l’homme et du dieu fait que l’homme, comme le dieu, est appelé à l’immortalité. De ce désir de « totalisation » (p. 211) découle l’idée d’universalisme chrétien, qui prit une forme politique : celle de la conversion et celle de la conquête. On regrette seulement que l’auteur n’ait pas fait place à l’islam, chaînon manquant de son analyse dans cette confrontation de l’évolution des monothéismes…
Les deux chapitres restant, tout en traitant de réalités politiques contemporaines, recourent directement à la littérature, aussi bien par le style que par les références où sont privilégiés les textes de romanciers expressifs dans leurs excès même, tels Ahmadou Kourouma ou Soni Labou Tansi. « Esthétique de la vulgarité » est une charge féroce contre les dictateurs qui se vautrent dans le grotesque, le sexe et le sang, car violence et scatologie sont des mots-clés pour comprendre et analyser le climat insupportable de la postcolonie. « Du hors monde » identifie l’Afrique actuelle à la violence de la mort « devenue l’état naturel des choses » (p. 217), après que la violence du colon se fût exprimée de façon crue : « Grâce à sa verge, la cruauté du colon peut se dresser toute nue : en état d’érection » (p. 221). Mbembe souligne avec raison la convergence des variations du vocabulaire de conquête et de pénétration, qu’il s’agisse de coït ou de colonisation. Se référant à Fanon qui traite les colonies de « lieux d’épouvante » peuplés de génies malfaisants (p. 229), il fait aussi écho à d’autres études récentes comme celle de Louise White sur les vampires, cette croyance généralisée sur les suceurs de sang qu’incarnent de façon privilégiée, en Afrique orientale, certaines professions de Blancs, notamment les médecins ou les pompiers. Il analyse longuement de façon percutante la construction d’images coloniales, telle celle du « Noir […] d’abord un amas d’organes librement développés, presque nus : cheveux crépus, nez épaté, lèvres épaisses, figure coupée d’entailles. Il sent mauvais… » (p. 227). L’indigène est pour le colon non un homme mais une chose, un animal. L’auteur avait déjà comparé, dans le chapitre du Commandement, la colonisation à la domestication d’animaux sauvages, dominée par une contrainte globale, celle de l’arbitraire, qui n’excluait pas des formes de sympathie : tout comme l’animal, on pouvait « aimer » l’indigène, à condition que celui-ci rende à son maître la même affection ; le rapport de domestication restait un processus de dressage (p. 45). Cette fois-ci, Mbembe fait du colonisateur un chasseur : ainsi « l’acte de tuer un animal ou, pour ce faire, un colonisé, peut aussi revêtir, comme à la chasse, une simple fonction de divertissement » (p. 247). « L’esclave, la bête et l’indigène » ne font plus qu’un (Épilogue : p. 265). Le drame est que ce divertissement, qui aboutit à la servilité, à la vénalité et au simulacre des individus ainsi réifiés, est devenu la règle sauvage de la postcolonie…
Le ton est celui du désespoir : « Comment donc vivre quand le temps de mourir est passé, et alors même qu’il est interdit d’être vivant ? » (p. 257). C’est en définitive ce qu’on pourrait reprocher à l’auteur : bien qu’il oppose dans son introduction afrocentrisme à afropessimisme (donc synonyme d’eurocentrisme) (p. 20), il donne de l’Afrique, écho de « la déchirure absolue de notre temps », une image désespérée ; condamnant l’usage exclusif, par les sciences politiques et économiques, de paradigmes occidentaux réducteurs, il plaide pour une vision afrocentrée. Mais en même temps, consacrant la plupart de ses pages à analyser le regard du Blanc sur le Noir, il détruit la possibilité d’un regard de l’intérieur : il démontre à quel point l’imaginaire africain d’aujourd’hui a intériorisé les violences et la tyrannie des pouvoirs absolus qui lui ont été imposés dans le passé en longue durée, des traites négrières à la colonisation. Il ne trouve apparemment d’issue que dans la dénonciation et la dérision. Ces accents nihilistes ne sont-ils pas à l’image du personnage même de l’auteur, qui appartient à une génération particulièrement perturbée, déchirée entre deux cultures entrechoquées ? La vision onirique et résolument sexuelle des réalités pose le problème quasi-exclusivement sur le plan individuel ; l’émergence de la volonté politique de sociétés et de mentalités collectives en train de se transformer n’y apparaît nulle part.
Achille Mbembe a raison de dresser un réquisitoire impitoyable contre la responsabilité interne de despotes contemporains sans scrupules, qui plus est acceptés voire encensés par des foules pénétrées des idées mortifères héritées d’un passé terrible. Le constat même de cet héritage qui souligne les rigueurs du présent montre le caractère inéluctable des excès qui en ont résulté. Mais doit-on achopper sur cette fatalité ? Ce serait du même coup les autoriser, voire les légitimer. L’écrivain et le poète doit-il se résoudre au rôle de témoin distancié donc impuissant ? Le texte est lucide et décapant, mais il révèle davantage un état d’esprit qu’un constat scientifique. Il instruit au moins autant sur la personnalité de l’auteur – déchirée, multiple, insoluble et tragiqueque sur l’Afrique.
Catherine Coquery-Vidrovitch

Achille MBEMBE : "Francophonie et politique du Monde"

Il n’y a plus, aujourd’hui, un seul grand intellectuel noir disposé à célébrer sans façons les noces de la « négritude » et de la « francité », comme n’hésitait pas à le faire, récemment encore, Léopold Sédar Senghor. Chez la plupart d’entre eux prévaut, en effet, une attitude blasée. Les Etats-Unis sont manifestement les principaux bénéficiaires de cette défection. Ils offrent, à cet égard, trois atouts dont la France ne dispose guère.

Le premier, c’est leur capacité presque illimitée de capter et de recycler les élites mondiales. Au cours du dernier quart du vingtième siècle, leurs universités et centres de recherche sont parvenues à attirer presque tous les meilleurs intellectuels noirs de la planète - ceux d’entre eux qui avaient été formés en France, voire des universitaires français noirs auxquels les portes des institutions françaises sont restées hermétiquement fermées.

Dans les sciences sociales et les humanités par exemple, les meilleurs ouvrages des meilleurs auteurs noirs francophones sont désormais publiés par des maisons d’édition américaines. C’est, par exemple, le cas de V.Y. Mudimbe dont l’œuvre maîtresse, The Invention of Africa, n’a jamais fait l’objet d’une traduction française. Il est significatif que mon propre ouvrage, De la postcolonie, bien qu’originellement publié en français, ait eu plus d’écho dans le monde anglo-saxon où il figure dans d’innombrables programmes d’enseignement dans diverses disciplines.

Le deuxième atout est d’ordre racial. C’est l’immense réserve symbolique qu’est la présence aux Etats-Unis d’une communauté noire dont les classes moyenne et bourgeoise sont relativement bien intégrées dans les structures politiques nationales et fort visible sur la scène culturelle, même s’il est vrai par ailleurs que ladite communauté continue de souffrir de diverses formes de discrimination.

Il n’est qu’à voir, à cet égard, le nombre de gens d’origine africaine qui, à un moment donné, ont exercé ou continuent d’exercer de hautes fonctions au sein de l’armée, du gouvernement fédéral, au Sénat, au Congrès, à la tête d’importantes municipalités, voire à la Cour Suprême. Barack Obama, né d’un père kenyan, est candidat aux élections présidentielles de 2008. À bien des égards, la globalisation culturelle dont les Etats-Unis sont le fer de lance est, dans des domaines aussi variés que la musique, la mode, la danse le sport, et, de plus en plus le cinéma, constamment alimentée par les produits de la créativité des diasporas africaines installées dans ce pays depuis l’époque de la Traite des esclaves.

Viennent finalement les puissantes institutions philanthropiques (fondations, églises et autres) dont certaines disposent de sièges sur le continent africain même. La plupart ont pour cibles les milieux culturels et universitaires, les organisations de la société civile, les médias, voire les décideurs (hommes politiques, hommes d’affaires). À travers les subventions qu’elles distribuent, les programmes qu’elles soutiennent et l’éthos qu’elles promeuvent, ces institutions auxquelles s’ajoutent de nombreuses églises conservatrices jouent un rôle considérable dans « l’acculturation à l’américaine » des militants, hommes d’affaires, activistes et élites africaines en général.

L’on pourrait résumer tout ceci en un mot : l’éthique de l’hospitalité. Il ne s’agit pas de sous-estimer la réalité de la violence raciale ou la persistance, aux Etats-Unis, de l’idéologie de la suprématie blanche. Ceci dit, c’est cette éthique de l’hospitalité qui fait défaut à la France contemporaine. Son absence explique, en partie, l’incapacité française à penser ce qu’Édouard Glissant appelle le « Tout-Monde ».

À l’inverse, et malgré le tournant qu’a été la guerre contre la terreur (war on terror), c’est cette éthique qui rend le modèle américain si attrayant aux yeux des élites mondiales noires. Un fossé culturel grandissant se creuse entre ces élites et la France dont le modèle paraît de plus en plus désuet au sein d’une Europe qui se construit sur le modèle d’une forteresse.

Le français, langue africaine

Or donc, l’image de la forteresse s’applique également à ce que l’on désigne « la francophonie ». Léopold Sédar Senghor avait coutume de présenter cette dernière comme un des véhicules de la montée vers l’universel. Sa manière de chanter les vertus de la langue française avait quelque chose de pathétique. Pour lui, la Francophonie était, « par-delà la langue, la civilisation française ; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française ». Il expliquait que le seul principe incontestable sur lequel repose la Francophonie est l’usage de la langue française. Mais, s’empressait-il d’ajouter : « Notre attachement à la langue ne serait pas si tenace s’il ne signifiait pas attachement à la culture française ».

À l’opposé de Senghor, de nombreux intellectuels noirs n’ont vu en la Francophonie qu’une idéologie du paternalisme colonial et de la servitude volontaire. À l’ère du « Tout-Monde », il est possible d’articuler une critique de la Francophonie qui se démarque aussi bien de la naïveté senghorienne que des arguments mis en avant dans le discours linguistique des nationalismes panafricains.

Selon ce discours, les langues européennes parlées en Afrique seraient des langues étrangères imposées par la force à des populations défaites et soumises. Elles représenteraient de puissants facteurs d’aliénation et de division. En outre, elles ne se seraient imposées à la conscience africaine qu’en évinçant et en marginalisant les langues autochtones et la somme de réflexion religieuse, politique et esthétique que celles-ci véhiculaient.

Toujours selon cette logique, la langue coloniale (en l’occurrence le français) aurait pour fonction d’imposer la loi d’un pouvoir sans autorité à un peuple vaincu militairement. Pour ce faire, elle ne doit pas seulement provoquer la mort des langues autochtones qui lui résistent ou encore en effacer les traces. Elle doit aussi masquer sa propre violence en inscrivant celle-ci dans un système de fictions en apparence neutres (humanisme, progrès, civilisation, universalisme).

Tel étant le cas, il ne pourrait y avoir de libération politique, économique ou technologique qui ne s’accompagnerait point d’une autonomie linguistique. En retour, l’émancipation culturelle ne serait guère possible sans identification totale entre langues africaines, nation africaine et pensée africaine. C’est, par exemple, le raisonnement d’un Paulin Hountondji ou d’un Ngugi wa Thiong’o.

L’on ne saurait nier les pouvoirs de la langue, notamment lorsque ces pouvoirs s’exercent dans un contexte de rencontre imposée, d’expropriation et de dépossession, comme ce fut le cas sous la colonisation. De fait, il y a toujours, dans ce genre de situations, un équivalent linguistique du « pouvoir du sabre » (razzias et destructions, tortures, mutilations, épurations et profanations).

Ceci dit, le raisonnement nationaliste repose sur une série de méprises. Tout d’abord, il sous-estime le fait qu’au terme de plusieurs siècles d’assimilation progressive, d’appropriation, de réappropriation et de trafics, le français a fini par devenir une langue africaine à part entière. Ce processus est fort différent de la « francisation » des diverses régions de l’Hexagone dont traite Fernand Braudel dans son étude sur l’identité de la France. Les langues, religions et techniques héritées du colonialisme sont passées par un processus de vernacularisation - iconoclaste sans doute, et en bien des aspects destructeur, mais aussi porteur de ressources nouvelles tant sur le plan de l’imagination, de la représentation que de la pensée. Il n’y a qu’à voir, de ce point de vue, la saveur littéraire d’un Sony Labou Tansi ou d’un Ahmadou Kourouma – pour ne citer que les morts.

Ensuite, loin d’entraver le pouvoir de figuration des langues autochtones ou de le piéger, ces dernières ont tiré profit du procès d’indigénisation du français. De cet entremêlement est en train de naître une culture baroque caractéristique des grandes métropoles africaines. Sur le plan linguistique, le baroque consiste, ici, en un processus de transformation figurative impliquant, de nécessité, une relative déperdition, une dissipation, voire un obscurcissement de la langue originaire. Cette dissipation a cependant lieu au sein d’un foisonnement des objets, des formes et des choses. Voilà pourquoi, sur un plan culturel, le baroque rime, non pas avec la production mimétique et l’aliénation comme tend à le faire croire le discours du nationalisme culturel, mais avec vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore.

Narcissisme et parisianisme

Maintenant, il s’avère que le discours officiel français sur la langue française présente des similarités avec celui des nationalismes panafricains. Or, le nombre des francophones hors de France est aujourd’hui supérieur à celui des Français. La langue française est, de nos jours, davantage parlée hors de France qu’en France même. La France n’en a plus l’exclusive propriété.

Le français est désormais une langue au pluriel. En se déployant hors de l’Hexagone, il s’est enrichi, s’est infléchi et a pris du champ par rapport à ses origines. Or, la France ne s’étant guère décolonisée - malgré la fin de l’empire colonial - continue de promouvoir une conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport aux évolutions réelles du monde de notre temps. Elle fait, aujourd’hui, l’expérience d’un blocage culturel.

L’une des raisons de ce blocage est que le français en France a toujours été pensé en relation à une géographie imaginaire qui donnait à ce pays l’illusion d’être le « centre du monde ». Au cœur de cette géographie imaginaire, la langue française était supposée véhiculer, par nature et par essence, des valeurs universelles (les Lumières, la raison et les droits de l’homme, une certaine sensibilité esthétique, un certain esprit de la méthode). Telle était sa tâche, mais aussi son pouvoir - celui de représenter la pensée qui, se mettant à distance d’elle-même, se réfléchit et se pense elle-même. Dans cet éclat lumineux devait se manifester une certaine démarche de l’esprit lui-même - celle qui, dans un mouvement ininterrompu, devait conduire à l’apparition de « l’homme » et au triomphe de la raison européenne et universelle. On voit bien que dans ce mouvement, ni l’Autre, ni le Monde n’existent point.

L’autre raison du blocage, c’est la totale identification de la langue française et de la république française. Les noces de la république et de la langue sont telles que l’on pourrait dire : la langue n’a pas seulement créé la république (l’État). La langue s’est elle-même créée au travers de la république. Dans un acte de transsubstantiation, la république s’est déléguée elle-même dans un substitut, la langue française, qui la représente et la prolonge. Du coup, parler ou écrire le français dans sa pureté, c’est, essentiellement, dire non point le Monde, mais sa nationalité, sa race et son ethnie. D’où la difficulté pour le Français moyen de prendre au sérieux le français des non-Français, voire les institutions telles que la Francophonie ; ou encore de penser que la littérature de langue française écrite par des non-Français fait partie de son patrimoine culturel.

Ce rapport métaphysique à la langue s’explique lui-même par la double contradiction sur laquelle repose l’État-nation français. D’une part, les noces de la langue et de l’État trouvent une partie de leur origine dans la Terreur (1793-1794) durant la Révolution. C’est de cette époque que date le réflexe du monolinguisme – cette idée typiquement française selon laquelle la langue française étant une, indivisible, et centrée sur une norme unique, tout le reste n’est que patois. Il s’agit, d’autre part, de la tension, elle aussi héritée, du moins en partie, de la révolution de 1789, entre le cosmopolitisme et l’universalisme.

Cette tension est au fondement de l’identité française. L’universalisme à la française n’est, en effet, pas l’équivalent du cosmopolitisme même s’il signifie, quelque part, une certaine manière de lecture du monde et de relation au monde. Dans une large mesure, la phraséologie de l’universalisme a toujours servi de paravent à l’idéologie du nationalisme français et à son modèle culturel centralisateur - le parisianisme. Pendant longtemps, la langue a été l’enveloppe de ce narcissisme dont elle a, à la fois, manifesté et masqué les aspects les plus chauvinistes.

La France, fossoyeur de la francophonie

Pour les Français, le triomphe de l’anglais comme langue dominante du monde contemporain a entraîné la cruelle réalisation selon laquelle la langue française, en fin de compte, pourrait n’être qu’un idiome national parmi plusieurs autres. De fait, la France fait partie du monde, mais elle est loin d’être le « centre du monde ». En réalité, l’aura de la France dans le monde est en déclin. Les raisons de ce déclin sont nombreuses. Contentons-nous de celles qui ont trait à la pensée.

Sur le plan théorique, la critique postcoloniale et la critique de la race (deux phénomènes intellectuels que, dans leur myopie, les élites françaises continuent de confondre à tort avec le Tiers-mondisme) ont accentué le défaut de crédibilité de l’idéologie hexagonale. Or, la pensée française contemporaine continue de se déployer comme si la critique postcoloniale de l’universalisme (pour ne parler que d’elle) n’avait jamais eu lieu.

L’élite de France aurait pris au sérieux ces deux critiques qu’elles lui auraient appris, d’une part, que les langues universelles sont celles qui assument leur caractère multilingue. D’autre part, elles lui auraient permis de mesurer à quel point le sort des grandes cultures mondiales se joue désormais par le biais de leur capacité à traduire les idiomes du lointain en quelque chose non plus d’étrange ou d’exotique, mais de familier.

Puis il y a eu le triomphe, à l’échelle mondiale, d’une sensibilité cosmopolite que favorise, en très grande partie, la globalisation. Comme on le sait désormais, la globalisation consiste autant en un processus de mise en relation des mondes qu’en un processus de réinvention des différences. À la limite, l’un des succès de la globalisation est le sentiment qu’elle donne à chacun et à chacune de pouvoir vivre non seulement sa fantaisie, mais aussi de faire l’expérience intime de la différence dans l’acte même par lequel on la subsume et la sublime.

Autrement dit, il y a une manière du « nous » qui, à l’échelle du monde, prend désormais forme – et de manière privilégiée - dans l’acte par lequel l’on parvient à partager les différences. Voilà précisément ce qu’il tarde aux élites de France de comprendre.

La sublimation de la différence et son partage est possible parce que la distinction entre la langue et la marchandise s’étant, pour l’essentiel, effacée, communier à l’une équivaut à participer à l’autre. Langue de la marchandise, marchandise de la langue, marchandise en tant que langue, langue sous l’espèce de la marchandise, langue comme désir et désir de langue en tant que désir de marchandise - tout cela ne constitue plus, à la limite, qu’une seule et même chose, un seul et même régime des signes.

Le Monde à venir

Les remarques que je viens de faire ne peuvent paraître curieuses que si l’on fait l’impasse sur la prodigieuse expérience de clôture culturelle et intellectuelle dont la France a fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle. Ce reflux nationaliste a considérablement affaibli ses capacités de pensée ainsi que sa contribution aux débats sur le Monde à venir. Si la France veut peser d’un poids quelconque dans le monde qui vient, il lui faudra démolir le mur du narcissisme (politique, culturel et intellectuel) qu’elle a érigé autour d’elle - narcissisme dont on pourrait dire que l’impensé procède d’une forme d’« ethno-nationalisme racialisant ».

Léopold Sédar Senghor l’avait bien compris, lui qui pourtant, n’a cessé de jouer à la duplicité. « Si les Gaulois ne sont pas nos « ancêtres », à nous les Nègres, ils sont nos cousins », remarquait-il malicieusement. Que la Francophonie relève fondamentalement de l’idéologie du paternalisme colonial français, voilà quelque chose qu’il se garda bien d’avouer. Mais il savait pertinemment que cette idéologie participait d’un certain ethno-nationalisme dont la République et le syndrome de l’Hexagone étaient les symptômes. Voilà pourquoi, se croyant plus malin que ses maîtres, il ne cessa d’invoquer la « civilisation de l’universel » - antidote au narcissisme français, du moins il voulait le croire.

On n’en est plus là, cinquante ans plus tard. Car, pour qu’émerge, dans sa multiplicité dispersante le « Tout-Monde » entrain de se nouer sous nos yeux, une nouvelle économie élargie de la langue, qui prenne en compte toutes les formes de production et d’affirmation des identités collectives, est nécessaire.

Qu’est-ce, en effet, qu’être soi à l’âge de la globalisation sinon de pouvoir revendiquer librement telle ou telle particularité – la reconnaissance de ce qui, dans le monde qui nous est commun, me rend différent des autres ? Et de fait, l’on pourrait suggérer que la reconnaissance de cette différence par les autres – voilà précisément la médiation par laquelle je me fais leur semblable. Il apparaît donc, quant au fond, que le partage des singularités est bel et bien un préalable à une politique du semblable et à une politique du Monde.

Mais autant le sort du Monde s’est joué, à partir du XIXe siècle, autour de la figure de l’individu doté de droits indépendamment de qualités telles que le statut social, autant le Monde à venir dépendra de la réponse que nous donnerons à la question de savoir qui est mon prochain, comment traiter l’ennemi et que faire de l’étranger. La « nouvelle question du Monde » – ou encore la présence d’autrui parmi nous, l’apparition du tiers - se trouve ainsi replacée au cœur de la problématique contemporaine de l’humain et de l’humanisme.

Que nous le voulions ou non, les choses aujourd’hui et dans l’avenir sont telles que l’apparition du tiers dans le champ de notre vie commune et de notre culture ne s’effectuera plus jamais sur le mode de l’anonymat. Cette apparition nous condamne à apprendre à vivre exposés les uns aux autres. Nous disposons des moyens de retarder cette montée en visibilité. Mais au fond, elle est inéluctable. Il nous faut donc, au plus vite, faire symbole de cette présence de telle manière qu’elle rende possible une circulation de sens. L’idéologie surannée de la Francophonie est incapable de hâter l’avènement de ce sens.

Si, comme l’affirme Jean-Luc Nancy, l’être-en-commun relève du partage, alors le Monde à venir sera fondé non seulement sur une éthique de la rencontre, mais également sur le partage des singularités. Il se construira sur la base d’une distinction nette entre « l’universel » et « l’en-commun ». L’universel implique un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constituée. L’en-commun a pour trait essentiel la communicabilité et la partageabilité. Il présuppose un rapport de co-appartenance entre de multiples singularités. C’est à la faveur de ce partage et de cette communicabilité que nous produisons l’humanité. Cette dernière n’existe pas déjà toute faite. Rente de situation plutôt que projet culturel, la Francophonie s’est avérée incapable d’en accélérer l’avènement. Le temps est donc venu de la laisser à elle-même et de prendre le large.

Achille Mbembe

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