De MOUKOKO PRISO, on pourrait faire un alchimiste par excellence des chiffres et des symboles. On n´aurait pas tort car l´homme est professeur de mathématiques depuis près d´une quarantaine d´années. Né le 3 Juin 1942 à Ndoulou Banjiou dans l´arrondissement de Dibom-bari (Province du Littoral au Cameroun), il obtient le baccalauréat 20 ans plus tard au Lycée Général Leclerc de Yaoundé. Sonne alors «l´appel de la métropole». Le voilà à la Faculté des Sciences de l´Université de Clermont - Ferrand. Trois années durant, il y fait ses premières armes en mathématiques pures. Puis il s´inscrit à l´Université de Paris où il travaille à l´Institut Henri Poincaré en suivant des cours de Laurent Schwartz, Jacques Louis Lions et Pierre Lelong, |
tous devenus membres de l´Académie des Sciences. Commence, au sortir de cette solide formation, une carrière de professeur qui, depuis 1969, lui a ouvert les portes de Facultés et de lycées et collèges en France puis au Cameroun..
Sa passion pour les mathématiques et la recherche l´a amené à créer à Douala le Concours du jeune mathématicien, puis à participer, à la demande d´amis, à la création de la Fondation Pierre Croui-gneau pour la Recherche Scientifique et Technique, une fondation/ONG destinée à encourager la recherche scientifique et technique et dont il est membre du Conseil d´Administration et Président du Conseil d´Ethique. Il a été animateur du groupe mathématiques du Programme DYFOP/EEC-EZE (Dynamisation Fonctionnelle de la Pédagogie) dans le cadre duquel a été élaboré le Procédé POSF (Pondération des Objectifs et Stratégies Optimisées de Formation) dont il a présenté une leçon inaugurale le 15 mars 2005 au Palais des Congrès de Yaoundé devant un parterre de pédagogues triés sur le volet. Il est membre, depuis 2001, de «Kidiwla Ki Bankon» qu´on peut traduire par «la clé du Bankon», Comité de Langue Bankon, membre de l´ANACLAC (Association Nationale des Comités de langues camerounaises) que préside le linguiste Maurice TADADJEU. L´un des objectifs affirmés de Kidiwla Ki Bankon est, en plus de la standardisation de la langue Bankon, d´apporter la preuve concrète que les mathématiques, au moins jusqu´au niveau du baccalauréat, peuvent être enseignées et apprises dans les langues camerounaises.
En tant qu´intellectuel, le professeur MOUKOKO PRISO a notamment commis une quinzaine de publications scientifiques au Cameroun et en France auxquelles s´ajoutent de nombreuses réflexions sur l´éducation en général. Il est aussi l´auteur de l´ouvrage Tribalisme et problème national en Afrique Noire : Le cas du Kamerun, l´Harmattan, Paris, 1989 (sous le nom de plume Elenga Mbuyinga). L´homme que nous avons rencontré est, à 64 ans, d´une vivacité d´esprit et d´une lucidité que lui envieraient bien des gens. Il affiche un parcours intellectuel riche, des états de services éloquents et un parler vrai qui étonnerait plus d´un dans une société où l´on a tendance à dissimuler ce qu´on pense.
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ECOVOX : Merci, Professeur MOUKOKO PRISO de nous accorder cette interview. Pouvez-vous d’entrée de jeu, nous brosser un état de lieux de l’école camerounaise ?
Professeur MOUKOKO PRISO : L’école camerounaise est dans une situation catastrophique. Que ce soit dans sa conception, ses objectifs, son organisation et les contenus qui y sont dispensés, l’on ne voit pas du tout exactement où elle veut aller.
De plus, elle est extravertie. Les enseignements y sont dispensés en langues étrangères avec ce que cela comporte d’aliénation culturelle. Nous n’avons pas, au Cameroun, une école camerounaise. Ce qu’il convient d’appeler école camerounaise ne répond pas à ce que je considère comme les deux tâches fondamentales et complémentaires d’une institution scolaire qui se respecte, à savoir : favoriser l’épanouissement des individus d’une part, et produire en nombre et en qualité suffisants les travailleurs dont le pays a besoin pour son développement, c’est-à-dire des médecins, des ingénieurs, des enseignants, des forestiers, des artistes, des juristes, etc.
ECOVOX : Nous savons qu’au Cameroun il y a une multitude de langues. Toutes ces langues-là peuvent-elles être des supports pour l’enseignement ?
M.P. : Le problème de la multiplicité des langues peut être résolu. Si on voulait vraiment y trouver une solution, on pourrait déjà commencer par ramener les 236 ( ?) langues recensées au Cameroun à une dizaine de langues régionales. Je ne suis pas ce qu’on appelle ethniquement parlant un Duala, mais j’ai d’abord appris à lire, écrire et compter en langue Duala.
Au bout d’un an d’enseignement dans cette langue, on m’a mis à l’école française. En réalité, cette année unique a suffi à faire de moi un locuteur et un scripteur de la langue Duala qui n’est pas ma langue maternelle au sens premier du terme. Mon expérience suggère au moins qu’on apprendrait plus vite avec les langues bantoues qu’avec les langues étrangères. Alors si on veut résoudre le problème de la langue d’enseignement, il y a la possibilité de regrouper nos langues en familles linguistiques réduites. Nos linguistes sont très bien placés pour identifier, dans la multitude de nos langues, celles qui peuvent servir de langues de communication.
A l’échelle africaine, le swahili pourrait être adopté comme langue de communication. On estime à près de 100 millions le nombre de personnes qui parlent cette langue en Afrique. A ce titre, le Swahili est l’une des dix plus grandes langues du monde, loin devant plusieurs autres. L’adoption du swhahili comme langue africaine de communication ne signerait pas la mort des langues ethniques. Il y a 40 ans encore, il y avait entre 60 et 70 langues différentes dans un pays comme le Laos. Mais là-bas, on a réussi à forger une langue de communication. En Union Soviétique, il y avait une multitude de langues mais là-bas aussi on a imposé le Russe s’est imposé comme langue de communication.
Pour s’attaquer au problème de la langue, il faut, à la base, une bonne dose de volonté politique. On ne se développe pas en utilisant une langue d’emprunt dans le système scolaire. Lorsque le Japon décide au XIXe siècle de rattraper l’Occident sur le plan scientifique, il n’utiliser pas, comme langue d’enseignement le français, l’anglais ou le russe. Il utilise sa propre langue. Et puis, il réussit. Notre échec, depuis près d’un demi-siècle d’indépendance, ne serait-il pas dû à notre extraversion linguistique ?
ECOVOX : Professeur, vous parlez justement de l’échec du système scolaire camerounais. Pouvez-vous nous dire quels en sont les indices et pourquoi les réformes successives opérées n’ont, jusque-là, pas abouti ?
M.P. : Je pense que les réformes n’ont pas abouti parce que ce n’était pas de vraies réformes. Elles ne se sont pas attaquées à la racine du mal scolaire. Elles se sont limitées à la périphérie pour contenter les politiques et poursuivre l’œuvre de destruction du pays. Sinon, comment comprendre qu’après moult réformes de notre système éducatif, on ait encore un déficit officiel de 50 000 enseignants dans le primaire et de 27 000 dans le secondaire ? Comment accepter que l’année scolaire dure 24 semaines alors que la norme internationale édictée par l’UNESCO et que nous avons approuvée est de 36 semaines ?
Pourquoi des établissements publics comme privés organisent-ils des cours au vu et au su de tout le monde pendant les congés ? Comment tolérer le fait que des chefs d’établissements continuent d’arnaquer les parents pour inscrire leurs enfants ? Comment comprendre qu’en dépit des normes ministérielles qui font obligation de stabiliser les effectifs par classe à 60, des responsables d’établissements les portent à 100, voire 150 ? Il y a là des problèmes de fond auxquels les autorités ne veulent pas s’attaquer.
Ecovox : Nous savons pourtant que le cameroun regorge de brillants péda-gogues rompus à la tâche. Comment comprendre qu´ils ne puissent pas concevoir et mettre en oeuvre une réforme digne de ce nom ?
M.P. : Je crois que ce problème ne relève pas des sciences de l´éducation seulement. Il s´agit d´un problème politique et les choix politiques sont parfois indé-pendants des solutions techni-ques. Le technicien peut bien mener une réflexion et en soumettre le fruit à l´homme politique. Mais ce dernier, en raison de ses intérêts ou simplement de certaines contingences, peut prendre la décision qu´il ne faut pas.
ECOVOX : Je vous invite à rêver. Si vous pouviez vous laisser porter par le rêve et proposer un système qui serait l’idéal pour notre pays ?
M.P. : Un système idéal, peut-être pas. Disons quelques idées directrices pour un système qui nous permettrait de mieux faire face à la crise actuelle. A long terme nous avons besoin d’une révolution culturelle assez profonde, notamment en ce qui concerne ce problème de la langue. Qu’à long terme, on fixe clairement que l’objectif c’est d’arriver à une langue de communication qui soit une langue bantoue. Qu’on produise une langue ou qu’on prenne une langue déjà existante. Nécessairement, cela demande une période transitoire. On ne peut pas du jour au lendemain dire que l’anglais et le français c’est fini. Ce serait un désordre général et en réalité les gens qui seraient contre le changement se saisiraient de cette mesure pour créer le chaos. Donc, il y a nécessairement une période transitoire à aménager.
Si on décide que c’est au bout de trente ans que l’adoption d’une langue de communication sera effective, qu’on se mette au travail et qu’on mobilise des équipes de linguistes pour le faire.
Deuxième chose, il y a la nécessité de fixer des objectifs précis pour l’école. Et ces objectifs doivent être à la fois audacieux et réalistes.
Cela peut sembler contradictoire, mais la contradiction est partout dans la vie et dans la nature. Une fois les objectifs fixés, on doit évaluer le travail réalisé au bout d’une période donnée. Cette méthode nous éloigne du pilotage à vue qui est le lot actuel de notre système éducatif.
La troisième chose, c’est qu’il faut investir dans l’éducation. L’investissement éducatif n’est pas un investissement comme les autres. Il prépare l’avenir de toute la société. On ne peut pas être en train de dire que la jeunesse c’est l’avenir de la nation et ne pas se préoccuper de l’avenir de cette jeunesse comme il faut ou alors de s’en préoccuper artificiellement. C’est vrai que le budget des ministres chargés de l’éducation nationale est important mais l’essentiel de cet argent passe dans le fonctionnement ou dans les poches des responsables. Lorsqu’un individu détourne 30 milliards, il détourne 15 lycées parce qu’avec 2 milliards, on peut construire un grand lycée avec équipements de laboratoire, aires de jeu, salles de fête, etc.
Quatrièmement, il faut créer un fonds national pour l’école. Si chaque camerounais y met seulement 1000 francs par an et chaque entreprise 0,1% de son chiffre d’affaires, on constituera un trésor colossal. Et si c’est bien géré, il servira à améliorer substantiellement les infrastructures scolaires.
La cinquième chose, c’est qu’il faut faire des choix clairs en mettant un accent particulier sur les sciences et les techniques. Ce qui ne veut pas dire qu’on va en guerre contre les lettres et les arts. Nous ne pouvons pas prétendre nous développer si nous n’accordons pas une place de choix aux matières scientifiques et techniques et partant, à l’expérimentation. Nous savons qu’aujourd’hui, au Cameroun, on peut passer une licence de physique, de biologie ou de chimie en se contentant des cours théoriques sans aller dans un laboratoire, donc sans expérimentation. Regardez attentivement les résultats du baccalauréat. Vous verrez que près de 40% est constitué des élèves des séries littéraires. Nos séries scientifiques et particulièrement les D sont frelatées. Les élèves qui en sortent sont majoritairement inaptes à faire des études scientifiques supérieures. Et ce n’est fondamentalement pas leur faute.
Il y a une idée qui me semble fondamentale : c’est celle de mettre fin à la dichotomie entre l’enseignement dit général et l’enseignement dit technique. Je suggère qu’il y ait une réflexion approfondie et un débat national sur cette question. Jusqu’à 16 ans par exemple tous les enfants devraient passer par un tronc commun où ils feraient à la fois de l’enseignement général et de l’enseignement technique avant d’entrer dans des filières de spécialisation. Il ne faut plus que l’enseignement général soit considéré comme supérieur à l’enseignement technique, comme la «voie royale».
Une autre chose, c’est qu’il faudrait que l’école soit gratuite jusqu’à 18 ans. Il y a des moyens dans ce pays pour y arriver. Je ne parle pas de cette gratuité fictive décrétée par les Pouvoirs Publics et qui ne concerne que l’enseignement primaire public. Je parle de la gratuité dans tous les ordres d’enseignement jusqu’à 18 ans. Au niveau des universités, on pourrait adjoindre à cette gratuité un système de bourses pour les enfants doués mais dont les parents ne peuvent pas financer les études. J’étonne parfois les gens lorsque je leur dis que si j’étais né 10, 20 ans plus tard, je n’aurais jamais mis les pieds dans une université. A notre époque, au lycée, tous ceux qui avaient 12 de moyenne avaient automatiquement une bourse. Aujourd’hui, même avec une mention bien au baccalauréat, on est astreint à payer 50 000 francs chaque année pour suivre les cours dans une université d’Etat.
Au niveau des contenus d’enseignement, il y a lieu d’harmoniser les programmes scientifiques et techniques mis en œuvre dans les pays africains. Si un pas a été fait par rapport à l’harmonisation des programmes de mathématiques, aucune avancée n’a encore été notée en ce qui concerne les sciences physiques et les autres matières techniques. Les programmes littéraires pourraient être spécifiques à chaque pays, encore qu’il peut y avoir ici également une sorte de tronc commun : par exemple l’Afrique antique, la traite des Nègres ou l’Afrique de 1945 à 1960 en histoire, la géographie de l’Afrique, etc.
Relativement à la formation des enseignants, il y a lieu, là aussi, de procéder à une harmonisation. Si nous voulons des enseignants à la hauteur des défis d’aujourd’hui, il faudrait que dans le primaire nous recrutions les maîtres avec un niveau BAC + 2 par exemple ; et dans le secondaire des professeurs avec BAC + 5. Mieux on est formé, mieux on peut enseigner. Je tiens à ce qu’on unifie ces corps parce que très souvent on joue sur les différences pour étouffer les revendications légitimes des enseignants en les opposant les uns aux autres. C’est absurde d’avoir des corps différents, payés différemment mais faisant le même travail. Il s’agit là d’un héritage colonial.
J’attache une importance particulière à l’enseignement de l’histoire : de l’histoire spécifique de l’Afrique, de l’histoire des Sciences et des techniques et de l’histoire des idées. Tout ce qui nous arrive est inscrit dans l’une ou l’autre forme de cette histoire. L’évolution des idées se reflète dans les transformations sociales comme les évolutions dans la société entraînent la transformation des idées. Il a fallu par exemple qu’il y ait une catastrophe mondiale et que dans un pays comme la France les femmes participent à la lutte contre l’occupation allemande pour qu’enfin elles aient le droit de voter au tournant de 1945-46. Quelque chose qui est une aberration à un moment rentre dans la normalité par la suite au travers du filtre de l’histoire.
L’école camerounaise devrait travailler à réduire le tribalisme et le repli identitaire. A l’ère de la mondialisation, la tendance est à la fusion. Il faut être plus gros, sinon, on disparaît. L’Europe s’est engagée dans ce processus pour faire le poids face aux USA. Nos pays doivent promouvoir les échanges de jeunes, nos écoles, les internats. Par ce biais, les jeunes n’ont pas d’amis seulement dans leurs tribus ni seulement dans leurs pays. C’est ainsi que progressivement peut se construire et se développer une conscience nationale et africaine à travers l’école. Il y a plus de 40 ans, Kwame Nkrumah en avait eu l’idée : il fut combattu à tort.
Un autre défi qui se pose au système éducatif camerounais s’énonce en terme de décentralisation. Il faut décentraliser notre système éducatif. Par exemple au plan de la gestion par la création d’académies, à raison d’une académie par province avec des compétences réelles aux recteurs d’académies. Le saucissonnage actuel de l’ex-MINEDUC n’est pas une solution. L’Enseignement Supérieur, l’Enseignement Secondaire et l’Education de Base sont éclatés. C’est une pagaille monstre. A côté de cette monstruosité, la formation, au sens large, est éparpillée dans au moins une dizaine de ministères. Sans qu’on puisse y déceler un soupçon de cohérence.
ECOVOX : Quelle lecture faites-vous de la crise qui a récemment secoué les universités camerounaises ?
M.P. : La crise des universités au Cameroun est un mal que nous traînons depuis 35 ans. Quand j’étais encore étudiant, je suivais de l’étranger, les convulsions de l’université de Yaoundé. Il n’y avait pas assez de chambres au campus, pas assez de places au restaurant, pas suffisamment d’enseignants qualifiés, pas d’équipements dans les laboratoires en faculté des Sciences. Et chaque fois que les étudiants voulaient protester, les élites bourgeoises de chaque ethnie invitaient le soir les étudiants du village pour leur demander de ne pas se mêler au mouvement en préparation et pour leur dire combien le Président les aime. Le lendemain, le mouvement était étouffé dans l’œuf. En 35 ans, on n’a pas beaucoup progressé. J’ai été traduit avec Jean jacques Ekindi devant le Tribunal Militaire de Yaoundé pour subversion parce que le journal étudiant que nous animions en 1970 était critique vis-à-vis du pouvoir. Aujourd’hui, on traduit nos enfants ou petits enfants en justice parce qu’ils demandent, comme nous en 1970, que les conditions d’apprentissage et d’étude soient améliorées. Sous leur pression, le pouvoir a annoncé le déblocage de 5 milliards . D’où est subitement venu cet argent ? Faut-il chaque fois que les enfants fassent le sit-in ou se soulèvent pour qu’on leur promette des miettes ? Que représentent 5 milliards dans le budget de l’Etat ? La grève des étudiants a ma sympathie et mon soutien. C’est un mouvement légitime et tant qu’on n’aura pas résolu de façon radicale et systématique les problèmes infrastructurels et pédagogiques qui se posent à l’Université Camerounaise, on aura beau tenter de bâillonner des leaders étudiants comme MOUAFO DJONTU, MESSI BALLA et leurs camarades, rien ne changera. Tous les dix ans, il y aura la même poussée de fièvre.
ECOVOX : On a pourtant engagé une réforme universitaire en 1994. N’a-t-elle rien apporté de positif ?
M.P. : Il faudrait un microscope pour voir ce que cette réforme a apporté de positif. A l’époque, j’enseignais à la Faculté des Sciences de Douala où je donnais le cours d’analyse mathématique aux étudiants de première année. Cette faculté était installée dans les locaux étroits de M. EYENGUE KONGO. Il n’y avait pas d’endroit pour faire pipi. Chaque jour s’y bousculaient pour tant 1000 à 2000 étudiants des deux sexes, sans toilettes.
La seule considération qui semble avoir dicté la réforme est politique. Le pouvoir a pensé que 50 000 étudiants dans un seul campus constituaient une poudrière. C’est pourquoi il a tôt fait de créer à la hâte d’autres universités pour disperser les étudiants et retarder l’échéance d’une éventuelle menace.
ECOVOX : L’avènement des Universités privées peut-il apporter une éclaircie dans le paysage de l’enseignement supérieur au Cameroun ?
M.P. : Si les universités privées peuvent dispenser une formation de qualité, je ne m’en plaindrais pas. En tout état de cause, il ne faudrait pas que l’enseignement supérieur privé dégénère comme dans le secondaire. Ici, il y a un côté mercantile qui ne dit pas son nom. Parfois on rencontre dans un collège privé un seul professeur qualifié de mathématiques qui après avoir dispensé 20 heures de cours dans le lycée de la localité, doit encore donner 10 heures. Les autres collègues sont soit titulaires du baccalauréat, soit même du probatoire. Que peuvent-ils enseigner ? Il ne faut pas qu’on se voile la face.
Les promoteurs des collèges privés ont du pain sur la planche. Ils ont intérêt à investir dans la formation de leurs professeurs. Et là ils peuvent par exemple passer un contrat par – devant notaire avec ces enseignants pour que ceux-ci s’engagent à assurer un certain nombre d’années d’enseignement dans leurs établissements avant, éventuellement, de chercher ailleurs. Si ceci n’est pas fait, la pagaille qui a miné l’enseignement secondaire public provoquera aussi à terme un effondrement analogue de l’enseignement privé.
D’après nos informations, des instituts privés existent qui offrent des formations adaptées aux enseignants du secondaire. Il y en a d’autres qui ont une très bonne réputation dans l’opinion et qui forment des gestionnaires et des spécialistes en tous genres à l’instar, pourquoi le cacher, de l’Université Catholique d’Afrique Centrale de Yaoundé. Il y a même en cours d’ouverture, une institution protestante, l’Institut Pédagogique pour Sociétés en Mutation (IPSOM), de l’Eglise Evangélique du Cameroun qui ouvrira ses portes à Bandjoun dans l’Ouest, dès que les démarches administratives seront achevées. L’IPSOM formera alors des professeurs des lycées et collèges de grande qualité. C’est en tout cas l’objectif de ses promoteurs.
ECOVOX : Il y a une question qui vient comme un leitmotiv à chaque génération : celle de la baisse de niveau. Que faut-il en penser ?
M.P. : Il faut être prudent dans le maniement de ce concept. Déjà en 1867, le Recteur de l’Académie de Strasbourg dans une note circulaire attirait l’attention de ses collaborateurs sur la baisse de niveau dans sa circonscription. Près d’un siècle et demi plus tard, le système éducatif français ne s’est pas effondré, s’il est vrai qu’il y a lieu de s’interroger sur la qualité médiocre des textes, produits par nos enfants, il n’en demeure plus moins qu’ils apprennent aujourd’hui des choses que nous n’avions pas au programme il y a 50 ans comme l’informatique par exemple. D’un autre côté, une procédure d’extraction d’une racine carrée d’un nombre n’est pas seulement une mécanique. Il y a un côté formateur dans cet algorithme. Autrefois, les enfants l’extrayaient à la main. Depuis l’apparition des calculettes, ils appuient sur un bouton et ils ont la racine carrée qui est affichée. C’est dire aussi que nous avons appris des choses qu’on n’apprend plus aujourd’hui. Voilà pourquoi il y a lieu de ne pas trancher la question de baisse de niveau de façon carrée. Cela demanderait une réflexion approfondie et, pourquoi pas, un débat national inclus dans un «grand et large débat» général sur l’école. Mais apparemment, peu de gens veulent un tel débat.
ECOVOX : Au regard de ses multiples tares, faut-il penser que l’école africaine en général et camerounaise en particulier, va mourir ?
M.P. : Non, elle ne va pas mourir. Mais si rien n’est fait, elle continuera à produire des déchets, à décerner des diplômes sans valeur, à aliéner les jeunes. Si rien n’est fait, nous aurons bientôt sur la route des policiers qui ne savent pas lire. Quand ils vont demander les papiers, ils regarderont, comme dans les années 50, juste la photo. En effet, au rythme où se font les recrutements fantaisistes dans ce corps de métier, même ceux qui ne maîtrisent pas les fondamentaux de la lecture syllabique, se verront offrir une place. Je répète que l’école ne va pas mourir. Il y a des gens qui ne peuvent pas la laisser mourir parce qu’ils ont besoin du malade. Ils ont intérêt à ce que le malade soit maintenu dans un coma artificiel. C’est à nous et à personne d’autre de lui redonner vie et le pouvoir de contribuer à notre bonheur individuel et collectif.
Entretien mené par Eugène FONSSI et René TCHOUAMO
le 1er avril 2006 à Mbouo/Bdjoun