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17.02.2008

Esclavagisme et racisme anti-Noir; Par Ambroise KOM 

L’épouse de feu Mongo Beti vient de publier un ouvrage qui démasque l’idéologie et la pratique française de l’esclavagisme et du racisme. Ambroise Kom en présente la trame. Les intellectuels, la classe politique française et l’Eglise de nouveau sur la sellette.

L’ouvrage que publie Odile Tobner se présente comme une suite élaborée de Négrophobie qu’elle a écrit en collaboration avec Boubacar Boris Diop et François-Xavier Vershave en réplique au très controversé “ Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt (2003) ” de Stephen Smith. Dans une volonté évidente d’exhaustivité et de manière à la fois diachronique et synchronique, Tobner établit et analyse les manifestations de la négrophobie française. Selon elle, le racisme français s’exprime tant au niveau du pouvoir politique, comme l’a rappelé publiquement Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en juillet 2007, qu’à celui des médias (cf. Georges Frêche, 11) qui entretiennent une relation problématique avec les Noirs, ainsi qu’au niveau de l’intelligentsia, comme nous l’ont montré à diverses occasions Saint Augustin, Montesquieu, Gobineau, Lévy-Bruhl, Leiris, Bruckner, Finkielkraut, Carrère d’Encausse, Luc Ferry, Stephen Smith, etc.

Divisé en sept chapitres et comportant une longue introduction, un avant-propos et une conclusion, l’ouvrage consacre les cinq premiers chapitres à chacun des siècles pris en compte. Le sixième chapitre, “ Le Sud relève la tête ”, montre comment s’organise la résistance du côté des victimes tandis que le septième déconstruit les stratégies de contrôle du discours et surtout de l’écriture, du côté de l’Occident, de l’histoire de l’Afrique. C’est dire que le livre de Tobner, d’une multidisciplinarité achevée, est une contribution majeure aux études culturelles contemporaines. Tout comme Culture and Imperialism (1993) de Said par exemple, l’ouvrage montre que la manière dont un peuple se pense et se représente est parfois le résultat des manipulations qui se sont, consciemment ou non, infiltrées dans ses institutions culturelles. Ainsi en va-t-il de Lagarde et Michard, manuel scolaire le plus célèbre de France, “ qui a diffusé le dogme qui fait du chapitre de L’Esprit des lois de Montesquieu sur L’Esclavage des Nègres un texte ironique ” (253, alors qu’il s’agit d’un texte ouvertement raciste comme le prouve Tobner, cf. également 113 à 117). Chacun des chapitres de l’ouvrage est conçu dans cet esprit de dévoilement.

Racisme comme stratégie d’appropriation du monde

Comme on le sait, l’esclavage, tout comme le massacre des Indiens d’Amérique, est la conséquence du complexe de supériorité de l’Europe et de la civilisation judéo-chrétienne : “ Il faut, écrit-elle, faire la guerre aux sauvages pour leur bien, pour les arracher à l’inhumanité de la vie sauvage et païenne et leur procurer le salut par la soumission à une civilisation supérieure ” (59). Tobner rappelle opportunément les connivences entre l’Église et les négriers. Pour Saint Augustin, l’esclavage est une conséquence du péché originel ; on attribue au jésuite Luis Molinas (1535-1601) “ les premiers argumentaires de justification de l’esclavage des noirs ” (72) ; par la bouche de Saint Paul, le Saint-Esprit ordonne aux esclaves de demeurer en leur état. L’entreprise missionnaire est conçue pour arracher les pauvres Noirs “ à l’enfer de la sauvagerie païenne et [de] les amener au ciel par le baptême et l’esclavage ” (73). Et pourtant, “ [l]a traite et l’esclavage des Noirs sont le phénomène économique quantitativement le plus important, en nombre d’hommes exploités, en volume de production marchande, en chiffres monétaires, de l’Histoire occidentale du XVe au XIXe siècle ” (77). Cette activité économique s’accompagne surtout d’une mutation intellectuelle puisqu’elle donne naissance au racisme : “ Le racisme est l’idéologie qui a le mieux servi le capitalisme comme stade terminal d’appropriation du monde ” (78).

D’autant plus qu’avec l’expérience et le soutien des hommes d’Église comme le très dominicain Jean-Baptiste Labat (1663-1738), qui publie le Nouveau voyage aux îles d’Amérique (1722), le commerce va être sacralisé : “ Son plus grand orgueil est d’avoir fait de l’établissement religieux qu’il dirige une entreprise fructueuse ” (91). Bien plus, il se plaît à inventer des fables au sujet des Noirs en suggérant que “ la pauvreté […] vient du vice par excellence, nommé paresse, lié à la couleur ” (cf. 98-99). Nombre d’intellectuels français de l’époque – Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, Voltaire, etc. – suivent les traces du père Labat car si “ les hommes d’Église […] achètent et exploitent des esclaves, c’est bien la preuve que ces gens-là le méritent. Quant aux philosophes, comme Voltaire, ils pensent et écrivent que la race des nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre ” (112).

Après avoir établi le contresens généralisé qui a fait la fortune de Montesquieu à travers les siècles, Odile Tobner se montre sévère à l’endroit du raciste et très paternaliste Condorcet (1743-1794) qui semble d’ailleurs responsable dudit contresens. Le siècle dit des Lumières, on l’aura compris, ne profita en rien aux Noirs à qui on refusa d’appliquer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Même la Société des amis des Noirs, créée en 1788, suggère : “ L’affranchissement immédiat des Noirs serait non seulement une opération fatale pour les colonies, ce serait même un présent funeste pour les Noirs dans l’état d’abjection et de nullité où la cupidité les a réduits ”. Seuls l’abbé Grégoire, le député Lanjuinais et Robespierre se singularisèrent par leurs prises de position favorables à l’application immédiate de l’égalité des droits.

Traitant du XIXe siècle, Odile Tobner montre comment le bêtisier raciste s’orne de grandes signatures, presque tous hommes de science, comme Georges Cuvier, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Paul Broca, Georges Vacher de Lapouge, auteur de L’Aryen et son rôle social (1899) qui a inspiré l’idéologie nazie, et Gobineau, bien sûr. La vedette de ce cinquième chapitre demeure cependant l’Haïtien Anténor Firmin, totalement méconnu, et pourtant “ premier penseur de la condition faite à l’homme noir ” (160) et auteur de De l’égalité des races humaines (1885). L’auteur clôt le chapitre en dégageant le fil conducteur de la pensée occidentale sur le sujet : “ Depuis l’anthropologie raciste du XIXe siècle se profile la philosophie dite des Lumières. […] Depuis le XVIe siècle, le rationalisme occidental évolue en effet du : "Ils sont plus raisonnables que nous" de Montaigne, en passant par le : "Ils sont aussi raisonnables que nous" de Descartes au : "Nous sommes plus raisonnables qu’eux" de Kant, pour arriver enfin au : "Nous seuls sommes raisonnables" de Hegel ” (161-162).

Perpétuation de l’idéologie raciste en France…

Telle est la base sur laquelle va se construire la culture française moderne, culture au sein de laquelle des intellectuels parmi les plus doués et les représentants des instances supérieures de l’État semblent perdre toute leur raison dès qu’il s’agit de la question noire. Pour Odile Tobner, le concept d’art primitif ou “ premier ” par exemple n’est qu’une manière de perpétuer l’erreur de jugement de Lévy-Bruhl. Même le sens critique de Gide, suggère-t-elle, ne le libère pas des préjugés de l’Occident (182). Et que dire alors de Michel Leiris qui apprécie le Code noir (190), de Léo Frobenius, avatar germanique de la pensée européenne inaugurée par Montesquieu, ou même de Léon Blum, artisan du Front populaire mais raciste avéré : “ Nous admettons, dit-il, le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie… ” (185) ?

On pourrait même supposer que c’est en raison de son trop grand abreuvement aux sources de la culture occidentale, d’une certaine absence de distanciation que Senghor s’est fait le chantre “ d’un innéisme qui fonde et justifie le racisme et contredit le bon sens ” (193), ce qui l’a amené à proclamer son axiome essentialiste, “ [l]’émotion est nègre, la raison hellène ”. Il aurait donc péché par contamination et n’a joué qu’involontairement le rôle d’intellectuel supplétif. Heureusement, ses contemporains, intellectuels comme hommes politiques, ne se sont pas laissés duper, la postérité encore moins. Césaire, Fanon, Lumumba, Cheikh Anta Diop et… Mandela ont, chacun à sa manière, opposé une résistance de taille aux discours impériaux. Tobner souligne par ailleurs que Sartre demeure le seul intellectuel français à s’être sincèrement intéressé à la cause du tiers-monde. De ce point de vue, sa rencontre intellectuelle avec Fanon est un moment capital de sa pensée : “ Sartre est le premier intellectuel français pour qui l’Africain sera non pas quelqu’un dont on parle, mais quelqu’un à qui l’on parle ” (218).

N’empêche qu’aujourd’hui comme hier, une idéologie raciste dominante et infantilisante continue de se développer en France. C’est ce qui explique la fabrication et le maintien au pouvoir des dirigeants africains qui vampirisent leurs peuples. C’est dire que “ ni Mobutu, ni Houphouêt-Boigny, ni Bongo, pas plus que Pinochet, [qui] n’ont d’autre patriotisme que celui de leur portefeuille et de leurs intérêts personnels ” (243) ne sont les fruits d’une génération spontanée mais bien des pantins fabriqués pour servir une cause, à savoir montrer l’incapacité du tiers-monde à se prendre en main. Citant Nietzsche, Odile Tobner nous “ met en garde contre une Histoire comme re-création d’un passé convenable et comme "jugement dernier" ” (281). Tout comme Nietzsche également, elle “ recommande une Histoire critique de l’Histoire, dont la finalité est l’avenir et la vie ” (ibid.).

À vos plumes, donc, intellectuels africains et du tiers-monde en général ! Lire et méditer l’ouvrage de Tobner nous permettrait de mieux apprécier la relation qui nous lie à l’ancien colonisateur et/ou à ses descendants. Peut-être comprendrons-nous enfin que la belle Marianne n’est qu’une grande illusionniste dont il ne faut rien espérer. Comme l’aurait dit Mongo Beti, il vaut mieux compter sur nos propres forces.

Odile Tobner, Du racisme français. Quatre siècles de négrophobie, Paris, Les Arènes, 2007, 304 p. 19,80 euros

Par Ambroise KOM
Le 13-02-2008
Le Messager
 

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