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13.07.2006

Le mythe de Ngok-Lituba 

Les hommes génèrent les mythes toujours pour répondre à une préoccupation historique. On peut situer le début d´un mythe dans le temps en rapport avec le problème métaphysique qui s´y pose. On peut de la même manière identifier l´individu qui en est l´auteur.
S´agissant du mythe de Ngok-Lituba par exemple qui est fort connu au Cameroun et sur lequel je reviendrai avec un peu plus de détail plus bas, il est facile de savoir qu´il naît à partir de la dispersion du peuple bassa et de son installation au-delà de la grotte. Des rapports ethnographiques disent que Manal ma Mbang et Ngo Maa en avaient été le premier couple régent après la sortie de la grotte, période pendant laquelle le peuple bassa avait besoin de nouveaux repères pour conduire sa vie quotidienne.


Le mythe de Ngok-Lituba vient donc pour combler un vide historique et répondre à la question importante de savoir sur quoi ce peuple devait désormais reposer la responsabilité de son devenir historique. Il est donc aisé de savoir qu´il ne s´agit pas d´un récit anhistorique et impersonnel. C´est généralement notre paresse intellectuelle qui nous pousse à ce genre de déclaration pour résoudre d´un tour de main magique un profond problème historique. C´est donc bien un individu historiquement discernable qui est à l´origine d´un mythe qui devrait porter son nom. La conscience populaire l´ignore souvent pour des besoins de mystification. Plus un tel récit semble extraordinaire, mieux les hommes y adhèrent. C´est une question d´attitude mentale humaine universelle qui préfère la complaisance à l´inquiétude métaphysique de l´interrogation.

Toujours est-il vrai que le philosophe le sait à l´avance et cultive à ce sujet une attitude d´esprit qui devrait lui permettre d´en faire une approche adéquate. Il ne me semble d´ailleurs pas nécessaire de chercher si loin les auteurs de ces textes mythiques. Ceux qui les ont recueillis et qui les ont retranscrits ou traduits en sont réellement les auteurs. Car, s´il s´agit de passer de la littérature orale à la littérature écrite, le texte écrit prend la couleur intellectuelle et affective de celui qui le fait. Traduit par trois auteurs, le mythe de Ngok-Lituba par exemple donne trois versions textuelles différentes, bien que le fond demeure le même. C´est cela la littérature. Elle est art, et donc inventivité et créativité.

Voilà pour ce qui concerne ces termes dont les significations méritaient un peu plus de précision pour une meilleure compréhension des mythes et des problèmes théoriques qu´ils soulèvent. Les mythes sont des discours vivants d´hommes vivants fonctionnant selon le registre de la rationalité. Ils s´adaptent aux contextes et se moulent à eux. On ne les chante et ne les danse pas aujourd´hui comme hier. On les remodèle, on les reficelle, on les repense en fonction des contextes. Les joueurs de Mvèt et de Kora en sont de grands spécialistes. Mais les mythes plongent les pieds dans le quotidien des hommes pour l´animer. Illustrons cela par l´analyse succincte d´un mythe camerounais. Je reproduirai ici en partie un travail qui avait été fait en 1975 par le Professeur Basile Juléat Fouda. Il s´agit d´un mythe étiologique qui retrace les origines historiques de la vieillesse, de la famine, de la mort, c´est-à-dire du mal en général.


Le deus otiosus dans les mythes

Le mythe de Ngok-Lituba

Ngok-Lituba veut dire étymologiquement la pierre creuse. Il s´agit d´un immense rocher situé dans le département du Nyong et Kellé dans la province du centre au Cameroun. C´est là que l´on situe l´origine du peuple bassa dans l´espace. Voici le récit que M. Fouda fait de ce mythe. Je le donne entièrement ici :

Au sein d´une forêt, d´une grande forêt, coule la Sanaga dont l´onde impétueuse va, hurlant éperdument. Et sans cesse, l´écho de sa voix redoutable s´en revient en hurlant, après ses ricochets de paliers en paliers sur le rocher sacré de Ngok-Lituba. Ce rocher sacré qui s´en va en tunnel,

c´est le Rocher Percé, le rocher alésé, aux multiples souvenirs. Des souvenirs sacrés, et souvenirs terribles de Ngok-Lituba. Ngok-Lituba sacré, Ngok-Lituba maudit, près de la Sanaga, au nord de celle-ci, dont l´onde impétueuse hurle éperdument.

Au grand commencement et des jours et des nuits, Nyambé le Dieu vivant créa toutes les forces par sa vivante force. Il créa les génies. Il créa les esprits. Le premier couple humain qui manquait de nombril, il le créa aussi. Et créant la forêt, Nyambé le Dieu vivant y plaça le rocher, ce Rocher alésé qui s´en va en tunnel. Le Rocher percé, nommé Ngok-Lituba. Près de la Sanaga dont l´onde impétueuse hurle éperdument.

Nyambé le dieu vivant vivait en toute joie parmi les hommes noirs au creux de ce rocher, appelé rocher creux, appelé Ngok-Lituba. Le bonheur coulait à grand jet continu. Incoercible jet. Le premier couple humain abondait en enfants, tendre progéniture chère au couple humain et chère au Dieu Nyambé, le père des vivants. Et les hommes vibraient de santé et de vie. Jamais de maladie. La mort, à Ngok-Lituba, demeurait inconnue. Les hommes toujours heureux honoraient leur Vieux-Siège, Nyambé, le Dieu vivant qui vivait tout présent parmi les hommes noirs. Il en recevait force révérences, force adorations en toutes loyauté et reconnaissance. C´est pourquoi toujours à Ngok-Lituba le bonheur habitait, cimentait l´union à travers tous les coeurs. Union invincible. Union d´amitié. Union aussi ferme que celle incurable des cinq doigts de la main. Jamais maladie. La mort, à Ngok-Lituba demeurait inconnue.

Quand la jeunesse des hommes devenait marcescente pour cause de vieillesse, il suffisait aux hommes devenus des vieillards, d´aller passer neuf jours au pied d´un petit arbre dont le nom est « Singue ». Après le jour neuvième, les vieillards retrouvaient une neuve jeunesse. Et ils recommençaient une vie toute neuve. Ainsi voulait Nyambé vivant avec les hommes, qui l´aimaient tendrement et l´adoraient toujours. Cet arbuste Singue, novateur de la vie, Nyambé l´avait planté pour montrer son amour aux hommes du rocher creux, appelé Ngok-Lituba. Ce rocher alésé était consacré. Le bonheur y coulait à grand jet continu. Incoercible jet. Le premier couple humain abondait en enfants, tendre progéniture chère au couple humain et chère au Dieu Nyambé, le père des vivants.

Pourtant, en toutes choses l´élite est nécessaire. Chose difficile le fait de quelques uns. Un peuple de héros est une utopie grassement nourrie. La foule est fastidieuse, elle ignore penser et suit les voies faciles. Le premier couple humain est élitiste. Il adorait Nyambé sans défaillance aucune, en toutes loyauté et pureté de coeur.

A charge de revanche, Nyambé avait planté cet arbuste Singue, novateur de la vie, pour montrer son amour au premier couple humain qui l´aimait tendrement et l´adorait toujours. Au bout de force lunes, la prolifération du premier couple humain fit venir la masse, la foule roturière. Et n´est-ce pas bien connu ? L´intelligence sur commande est le fait de la masse. Et en fait de vie morale, c´est raté le plus souvent. La masse aime prendre des virages à la corde qui l´exposent à chuter d´une chute sans retour. Opinion des ancêtres, opinion du chef, opinion du clan, opinion infaillible. Ainsi la masse épaisse des hommes de Ngok-Lituba se fit soudain méchante à l´égard de Nyambé devenu superflu. Le Singue suffisait à maintenir la vie. Et la masse des hommes du rocher alésé laissa tomber Nyambé comme un vieux panier devenu inutile. Nulle adoration. Aucune révérence désormais. Une faute énorme. Incommensurable faute !

Et Nyambé se fâcha. Il se fâcha tout noir contre les habitants de Ngok-Lituba. Son parti était pris. Ces hommes au sombre front devaient, de façon saignante, payer et repayer leur téméraire audace. Leur insulte innommable, leur esprit frondeur, leur désinvolture. Et dans le creux du rocher, Nyambé interpella les hommes avec qui il vivait. Sous sa voix qui vibra comme un tam-tam énorme sous les jonchets de bois, les voilà qui s´amenèrent comme pris au lasso, comme un même homme unique. Tous tremblent. Tous font silence.Un silence macabre .Nyambé allait parler de façon décisive, à jamais irréversible. Et Nyambé déclara :


Au grand commencement et des jours et des nuits,

Moi Nyambé, le vivant, j´ai fait toutes les forces :

J´ai créé les génies.J´ai créé les esprits.

Le premier couple humain, je l´ai créé aussi.

En créant la foret, j´y mis le Rocher creux.

Appelé Ngok -Lituba, où je vis avec vous tous,

Près de la Sanaga qui hurle éperdument.

Et le bonheur coulait à grand jet continu.

Les hommes toujours heureux, encore en petit nombre

Honoraient leur Vieux-Siège, Nyambé, le Dieu vivant,

Qui vivait toujours présent parmi les hommes noirs.

Jamais de maladie. La mort, à Ngok-Lituba,

Demeurait inconnue. J´ai planté le « Singue »

Novateur de la vie, pour montrer mon amour.

L´union était ferme entre vous et Nyambé :

Et l´union fait la force. Vous en doutez encore.

Voyez donc ce faisceau de verges rassemblées :

Que ceux qui parmi vous s´estiment les plus forts,

Viennent incessamment essayer de le rompre...

Et d´un...et de deux...et de trois : Et tous les forts achoppent.

Je dénoue à présent le lien de faisceau :

Que ceux qui parmi vous s´estiment les plus faibles,

Viennent incessamment pour rompre une à une

Les baguettes déliées qui formaient le faisceau...

Et d´un...et de deux...et de trois : un succès général.

Sans heurt et sans effort...vous voyez à présent, dit Nyambé,

Le prix de l´union : Et pourquoi m´avez - vous

Lâchement délaissé ?...A partir d´aujourd´hui

Je vous quitte à jamais et m´en vais loin de vous...

Entre nous désormais, elle ne sera plus,

Cette union invincible, union aussi ferme

Que celle incurable des cinq doigts de la main...

Ngok-Lituba sera une zone maudite...

Et sans fin désormais, la mort, la maladie

Circuleront toujours en maraude chez vous :

Et vous vous brisez comme une coquille d´oeuf.

Moi Nyambé le vivant, j´ai dit ! Et il suffit !

Et Nyambé s´en alla du rocher alésé.Et Nyambé s´en alla de Ngok-Lituba. Et il s´en alla dans cette direction du soleil couchant qui se cache là-bas derrière le rocher creux. Et il s´en alla, emportant avec lui cet arbuste « Singue », novateur de la vie.

Le verdict de Nyambé est plus venimeux qu´un troupeau de scorpions, franchement en colère. La maladie et la mort, en maraude toujours parmi le monde humain, happèrent les vieillards, happèrent les jeunes gens avec la précision brutale de la tête qui tourne en esclave, quand l´oeil regarde à droite, quand l´oeil regarde à gauche. Des morts de tous âges portèrent à l´envi sur leur ventre, un petit jardin dans des cimetières près de Ngok-Lituba. D´abord rocher sacré, puis rocher maudit. Le rocher alésé, nommé Ngok-Lituba. D´abord redouté, puis abandonné de tous. Là-bas, tout là-bas, au fond de la foret, au sein de la foret, de la grande foret où coule la Sanaga. Son onde impétueuse hurlait éperdument. Et l´écho de sa voix revenait en hurlant, après ses ricochets de palier en palier, sur le rocher maudit de Ngok-Lituba. Ce rocher maudit qui s´en va en tunnel, c´est le rocher percé, le rocher alésé, aux multiples souvenirs, des souvenirs sacrés et des souvenirs terribles. Ngok-Lituba maudit, près de la Sanaga, au nord de celle-ci, dont l´onde impétueuse hurle éperdument.

Et lorsque d´aventure, fuyant toujours encore le grand rocher maudit par Nyambé le vivant, les hommes au sombre front entendent dans la foret des hurlements de la Sanaga qui roule son onde impétueuse, ces hommes au front sombre se rappellent soudain le verdict décisif, à jamais irréversible, de Nyambé en courroux.

« .......... Et pourquoi m´avez vous Lâchement délaissé ?...

A partir d´aujourd´hui

Je vous quitte à jamais et m´en vais loin de vous...

Entre vous désormais, elle ne sera plus,

Cette union invincible, union aussi ferme

Que celle incurable des cinq doigts de la main...

Ngok-Lituba sera une zone maudite...

Et sans fin désormais, la mort la maladie

Circuleront toujours en maraude chez vous :

Et vous vous briserez comme une coquille d´oeuf.

Moi Nyambé le vivant, j´ai dit et il suffit ! »

Pour des raisons d´insubordination, Nyambé a quitté les hommes et s´est élevé dans le ciel. Il est devenu un deus otiosus. Comme dans la plupart des cas en Afrique, Dieu a vécu parmi les hommes avant de s´en aller ailleurs. Mais il y a ceci de significatif dans ce deus otiosus : en quittant les hommes, il rompt son contrat avec eux, les condamnant à se prendre eux-mêmes en charge. Car, si Dieu est parti, y a-t-il encore une autorité à laquelle le négro-africain devrait encore soumettre sa volonté ? Si Dieu n´est plus le Dieu des vivants, le négro-africain sent-il encore le devoir de se soumettre à lui ? Quand on dit du négro-africain qu´il est un homo religiousis, on ne suppose certainement pas qu´il serait prisonnier de la nature dans laquelle il vit .


ADNA BASSA
 

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