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19.10.2005

Les funérailles de Julia; par Blaise N´Djehoya 

Ngo Semga avait dû être très belle, mince et robuste aux champs, la peau claire, d´un rouge huile de palme comme celle de son fils qu´elle eut après une fille, celui-là même « qu´on-ne-saurait/pourrait-oublier. » Elle avait dû être belle non pas en fonction de canons physiques, quels qu´ils furent, mais à cause des inscriptions fascinantes et des idéogrammes hermétiques patiemment taggés entre et le long de ses cuisses.

Au-dessus du pubis, puis de la chute des reins jusqu´à la naissance des seins, les vénérables femmes choisies pour sa toilette mortuaire pouvaient entrevoir ou lire peut-être une syntaxe à jamais enfouie dans l´archéologie de l´imaginaire des Bantous d´Afrique centrale forestière. Pendant un rare moment de promiscuité &endash; car si grand-mère s´asseyait souvent quasiment nue devant son âtre elle était surtout irascible - elle avait confié à son petit-fils Hemle-la-Foi « ce bâtard de Nkana-Blanc et sa maudite bru de Ngo Mboo », un fragment du codex de ses mystérieux graffitis. Puis elle s´était reprise, s´enfermant dans un rap rythmé de comptines agraires, balançant des brindilles de bois dans son feu. Mais avant de fermer définitivement boutique, elle avait consenti à expliquer que la beauté d´une femme se lisait dans la grammatologie incrustée au plus intime de sa chair. L´idée plaisait à H. en ce sens qu´elle était neuve et sa pratique, initiatique. Car pour voir et apprécier la beauté, pour l´atteindre en quelque sorte, il lui fallait fouiller et travailler le corps de sa grand-mère. A la manière d´un archéologue, un préhistorien ou un paléontologue, il devait remonter les vestiges de ses fouilles et reconstituer les séquences du passé. H. devinait donc sous le linceul surmonté d´une croix protestante baptiste ou évangélique, les évidences matérielles d´une sémiologie entière qui semait des cailloux le long de ses siècles obscurs, fil d´Ariane tissé en amont sur le fleuve Sanaga, aux portes de la Grotte Sacrée de Ngog Lituba. Ngo Semga vivait en pays Ndog Makumak, chez les Ba-Bimbi, au dessus du chef-lieu Ngambe, dans les montagnes aux frontières des territoires des Grassfields et du Sultanat Bamoun, là où la révolution peule réalisait sa dernière Jihad…


Le deuil avait pour décor Ekité, un village situé à la périphérie d´Edea, dans le prolongement du fleuve Sanaga, au-delà des deux ponts métalliques &endash; allemands &endash; « lancés » avant la première guerre mondiale, le long de l´Usine et de la Cité Péchiney-Ugines-Kulhman (Alucam et Enelcam), jusqu´aux marchés de Dizangue, la plantation d´hévea où l´ouvrier agricole parle centrafricain, sango, et bénit encore la mémoire des Giscard d´Estaing. H. était assis au premier rang, celui de la génération des petits-enfants, ba-lal, occupé à regarder les arrière-petits-enfants, ndandi, exécuter une danse sacrée en l´honneur de la défunte, nounou cosmique fondatrice du clan de « ceux-et-celles-qui-ne-pourraient/sauraient-oublier. » L´esprit au-delà de la cérémonie, le regard faussement intéressé par le spectacle, H. poursuivait sa rêverie et retrouvait Ngo Semga au contact de l´Islam noir, univers générique des guerriers montés à cheval et casqués de fer, des nomades Pulars transhumant depuis la boucle du Niger jusqu´en forêt, des marchands Haoussas bouchers aux longs couteaux. Un homme mûr, très âgé, mbo-bock, habillé de l´uniforme de la chorale de Ngo Semga racontait comment la jeune femme mariée au veuf de sa sœur à la demande de la mourante, poussa son mari, le sorcier Nloga à convaincre ses collègues de la nécessité d´entrer dans la forêt sacrée des Ba-Kana pour s´initier à leurs gri-gri. Ainsi prit fin la résistance à la pénétration allemande tandis qu´un temple protestant fourni d´une école s´installait en lieu et place de la maison de Nloga-sorcier. Grand-mère devient Julia et son fils fut baptisé Adolphe, prénom allemand qui en dit long sur un monde qui s´effondrait, tandis que les fils de ce dernier porteront tous comme il se doit des prénoms français. H. observa les yeux clos de Julia et pensa que ses funérailles étaient l´occasion de remonter plus loin les siècles obscurs de son passé. La collecte, l´analyse et le déchiffrement des caractères parsemés le long de son spectre lui fourniraient les balises pour remonter aux temps modernes et antiques peut-être. Aux Portugais du XVe siècle et aux Grecs des premiers siècles au contact des crevettes à fleur d´eau avec la perspective du Char des Dieux au fond du golfe de Guinée.

© Blaise N´Djehoya, avril 1994

Blaise N´Djehoya est né en 1953 à Bangui, Rép. Centrafricaine. Nationalité Camerounaise. Pseudonyme : Ed ´Coffin´ Makossa, Inspecto´.
Il a publié:
Un regard noir, Ed. Autrement, Paris 1984 ;
Le nègre Potemkine, Ed. Lieu Commun, Paris 1988 ;
La question se pose, avec Serge Reggiani, Ed. Laffont 1990.
 
Il collabore au journal L´Affiche, magazine afro-centrique spécialisé sur la culture hip-hop/rap/raggamuffin ; à paraître en mai 94 spécial Affiche/Festival Génération Planète NY : Afrique Nounou cosmique ou les contributions de l´Afrique noire à la civilisation (post-) industrielle moderne. Il a participé à des émissions TV de rap et world musique, avec entre autres Manu Dibango.

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N´DJEHOYA, Blaise (1953-), novelist, born in Bangui, Central African Republic, of Cameroonian parents, went to France as a university student in 1973 and has remained there since. He is the author of Bwanaland, one section of Un Regard noir (1984), conceived as an anthropological study of Europe as seen by Africans. While the other section examines French beliefs in divination and magic, N´Djehoya´s contribution, like his rather surrealistic novel, Le Nègre Potemkine (1988), is marked by an extremely vigorous use of word play, in which standard French, slang, various African languages, and English, are mixed with puns and allusions ranging from ´François Méritand´, president of France, through ´grouchomarxisme´, to a character named J.C. who is happy to be identified with Jesus Christ and John Coltrane. N´Djehoya uses the hybrid language of the expatriate African intellectual, whose world of references is wide but without a clear centre. His alter ego in Un Regard noir is Ed Makossa wa Makossa, who lives on Chester Himes Avenue and observes the strange behaviour and mating habits of the French. In Le Nègre Potemkine a group of research students go in search of the tirailleurs sénégalais who fought for France in two world wars and who have never received proper reward for their services to ´DiGol´ and ´Zan Moulin´ (Jean Moulin). Beyond the witty use of language, which N´Djehoya sees as the basis of his work, his theme is the mistreatment of the African in Europe and the lack of knowledge of African culture by those who claim cultural superiority.


 

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