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Le livre d’un officier français relance la polémique sur la mort du président de l’Upc.
Le récit du général Aussaresses
Donc, William [Bechtel] est parti pour la Suisse où s´était réfugié confortablement l´opposant Félix Moumié dans un très bon hôtel de Genève. Mais les choses se passent rarement comme prévu.William s´était adjoint une fille. Les gens ont dit que c´était une fille de " la Maison " [le SDECE], mais c´est faux : il n´y a pas de jolies filles dans le Service. Il a pris une jolie fille qu´il a trouvée quelque part, une blonde très visible […], et tous deux se sont installés dans cet excellent hôtel. Ils ont guetté Moumié. Bechtel savait qu´il était assez cavaleur. Le soir, en passant devant le couple installé à une table du restaurant de l´hôtel, Félix Moumié a bien sûr remarqué que la jeune femme lui avait souri. Aussitôt convaincu qu´il avait tapé dans l´œil de la blonde, cet imbécile lui rend son sourire et s´arrête devant la table. Bechtel s´exclame aussitôt : " Mais, Monsieur, je vous connais ! Nous nous sommes rencontrés au Congrès de la presse agricole, à Helsinki. " Moumié lui répond qu´il n´y était pas. " Ah bon ? Prenez tout de même un verre avec nous ", insiste aimablement notre espion. Moumié accepte : " J´aime beaucoup les boissons françaises, spécialement le Pernod ", dit-il.
Bechtel appelle le serveur : " Garçon, trois Pernod ! " Puis, regardant avec son air de vieil intello sympathique Félix Moumié, il ajoute : " Vous dînerez bien avec nous ? " Moumié, visiblement ravi, s´assied. Les Pernod sont servis. La jeune femme accapare son attention pendant que William verse la dose n° 1. Mais Moumié, trop occupé à parler, ne boit pas. Bechtel, finalement, lève son verre ; la jeune femme prend le sien. Ils regardent l´opposant : " Tchin-tchin ". Bechtel et la fille boivent. Mais Moumié ne bronche toujours pas, son verre de Pernod reste sur la table. Le repas est servi. Les plats s´enchaînent, arrosés. Félix Moumié ne boit toujours pas. Au moment du fromage, le Camerounais se lève pour aller aux toilettes. Comme vous pouvez vous en douter, Bechtel a versé la deuxième dose dans le verre de vin de son convive. De retour à table, Moumié se lance dans une interminable discussion. Le temps passe. Bechtel et la fille commencent à désespérer. Ils se disent que si ce fichu Camerounais ne boit pas, c´est raté, car ils n´ont pas d´autre dose. Soudain, Moumié s´interrompt et vide d´un trait, coup sur coup, et le verre de Pernod et le verre de vin. Double dose de poison.
William et la fille se regardent, se demandent s´il ne va pas tomber raide mort devant eux. Le père T. avait bien dit : " Surtout pas de double dose. " Quand Moumié remonte à sa chambre, un peu chancelant, William envoie la fille à la réception pour commander un taxi, direction l´aéroport. Il s´agissait de prendre fissa le premier avion pour n´importe où.
Le lendemain, la femme de ménage frappe à la porte de Félix Moumié. Pas de réponse. Il est découvert très mal en point. Transporté à l´hôpital, il meurt quelques jours plus tard, je ne sais pas exactement combien. Toujours est-il que le docteur, venu constater le décès, refuse le permis d´inhumer et fait venir un médecin légiste, qui découvre très vite des traces de poison dans son sang. Un juge suisse ordonne une enquête de voisinage : on apprend que Moumié avait dîné avec Bechtel et la fille
Jean-Martin Tchaptchet : Il a vu mourir Félix Moumié
Écrit par Maurice Simo Djom
Son témoignage, rapporté dans le documentaire de Frank Garbely.
Il réside actuellement à Genève. A l´époque des faits, Jean-Martin Tchaptchet vivait en France et dirigeait la section de l´Upc de l´Hexagone, la seule qui fût autorisée à cette époque.
Le 4 octobre 1960, il est de passage à Genève : " l´Upc avait promis de fonder un gouvernement et un certain nombre d´étudiants devaient rejoindre ce mouvement. " Le 15, Tchaptchet quitte l´hôtel Rex en compagnie de Moumié. Ils ont rendez-vous avec un présumé journaliste du nom de William Bechtel. Ce dernier a rencontré le président de l´Upc un an plus tôt, à Accra. Pour l´Upc, il est particulièrement important d´établir un contact avec la presse. C´est le seul moyen d´alerter l´opinion internationale sur son action. William Bechtel a réservé la table 5 au restaurant huppé ´´Le Plat d´argent´´. Selon le témoignage de Jean-Martin Tchaptchet au micro de Frank Garbaly, le réalisateur du documentaire " Mort à Genève - l´empoisonnement de Félix Moumié", il n´y avait personne d´autre dans la salle : " Il ne me souvient pas qu´il y avait des voisins immédiats. M. Bechtel était derrière une paroi et puis derrière le président Moumié et moi, il y avait juste un passage que le garçon pouvait emprunter pour servir à manger. Il n´y avait personne d´autre dans la salle. " Avant le plat principal, Moumié boit un verre de Pernod. Selon le rapport de la police fédérale suisse, il y avait un gramme de thallium, un poison " inodore et insipide ". L´ancien dirigeant de l´Upc n´en revient pas encore : " Je ne sais pas à quel moment cela est arrivé. On regardait les photos qu´il présentait. C´était des photos de lui avec le président Moumié à Accra. Il y avait une atmosphère de confiance. " Peu après 23h, William Bechtel prend congé. Moumié accompagne Tchaptchet à l´hôtel et se rend 44 rue des Papis où l´attend Liliane F., une présumée belle de nuit qui aurait partagé ses derniers moments. D´après les mêmes sources, Liliane, surnommée Le Perroquet, conduira le président Moumié dans une clinique privée. Transféré à l´hôpital cantonal le lendemain à 23h30, il sombrera dans un profond coma, avant de mourir la 3 novembre.
Marthe Moumié : C´est le général De Gaulle…
Écrit par Jérôme Essian
L´épouse de l´ancien leader de l´Union des populations du Cameroun réagit après la publication du témoignage du général Paul Aussaresses sur l´assassinat de son mari.
Madame Moumié, quelle réaction suscitent en vous les révélations du général Aussaresses ?
Liliane, c´était une prostituée qui vivait en Suisse et, très souvent, le gouvernement français l´utilisait pour les renseignements.Est-ce que cette fille a participé au repas fatal ? Je dis non. Ils étaient trois. La fille n´a pas participé au repas. Pendant qu´ils étaient à table, William Bechtel sort, fait un petit tour, revient pour dire à Moumié qu´on veut lui parler au téléphone. C´était faux. Bechtel voulait profiter de son éloignement pour verser la première dose de poison. Moumié avait un sixième sens prononcé, puisqu´il avait échappé à plusieurs attentats. Il n´a pas bu. La causerie a continué, a duré … Moumié était un causeur, ça c´est vrai. Donc comme ils causaient, il n´a pas fait attention, Bechtel a mis la deuxième dose, à l´insu de Moumié. On se demande si Tchaptchet aussi n´a pas vu. Quelques minutes plus tard, il commence à sentir mal au ventre. Il leur demande d´appeler un médecin.
Que saviez-vous de sa compagne de ce soir là ?
La Liliane là, c´est une fille que De Gaulle utilisait pour les renseignements. C´est vrai, bon, si Moumié a couché avec elle… C´est une fille qui avait pour mission de suivre Moumié..
Moi, j´ai quitté Conakry le 02 novembre 1960, je suis arrivée à Genève le 03 novembre. Quand j´arrive, je crois trouver un malade. J´ai trouvé quelqu´un qui avait déjà les yeux fermés, il ne parlait plus. J´ai commencé à pleurer. Liliane a pris fuite, elle a quitté Genève. C´est sûr qu´elle est retournée en France
Quelle a été la réaction des autorités camerounaises après l´assassinat de votre mari ?
L´autorité camerounaise, à cette époque-là, c´était Ahidjo. Ahidjo et De Gaule étaient des amis. Donc, qu´est-ce que les autorités camerounaises pouvaient faire ? Ce n´était pas Biya. C´était Ahidjo, Moumié a été assassiné au temps d´Ahidjo.
Vous connaissez le général qui a donné ces nouvelles révélations ?
Je ne le connais pas. Je ne peux pas connaître tout ce monde-là, ils sont nombreux. Moumié était un homme politique qui allait partout. A l´Onu, au Congo, en Egypte, un peu partout. Moi, sa femme, j´étais à Conakry, je ne peux pas connaître tout ce monde là.
Dans votre salon, on retrouve l´effigie de l´ancien président guinéen Sékou Touré, quels rapports entretenait-il avec votre mari ?
Pour ne pas être longue, Sékou Touré était l´ami de Moumié et il nous a beaucoup aidés.
Votre mari avait-il d´autres amis à travers le monde comme Sékou Touré ?
Moumié avait d´autres amis, mais pas comme Sékou Touré. Le problème est que je ne peux pas te dire que tel autre président a fait ça. Mais, internationalement, Moumié était très connu.
48 ans après l´assassinat de votre mari, qu´est devenue madame Moumié aujourd´hui ?
Madame Moumié est veuve martyre. Moumié est mort comme martyr, moi je suis veuve martyre. J´ai toujours pleuré mon mari et je ne sais pas ce que le monde pense de moi. J´ai écrit un livre d´histoire, l´histoire de mon époux. Il n´y a pas beaucoup de veuves qui écrivent de pareils livres. J´ai vu qu´on veut piétiner l´œuvre de Moumié. Pour empêcher qu´on la piétine, j´ai pris la décision de réunir les informations sur sa vie. J´ai mis ai 6 ans à écrire ce livre. Après le livre, j´ai invité des journalistes à Genève pour filmer la mort de Moumié. C´est à partir de mon livre qu´ils ont pu réaliser le film.
Félix Roland Moumié : Nationaliste et panafricaniste
Écrit par Denis Nkwebo
Le pouvoir alors en place à Yaoundé le considérait comme un homme dangereux.
A 33 ans, Félix Roland Moumié, poursuivi et harcelé dans tous ses refuges par Ahmadou Ahidjo, est au sommet de son art. Il est à la tête de l´Union des populations du Cameroun, l´organisation qui tire et oriente nombre de mouvements nationalistes de résistance en Afrique.
L´Armée nationale de libération du Kamerun (Anlk), créée à Accra par Moumié et Singap Martin, a engrangé de nombreux succès militaires, malgré l´appui des forces françaises au gouvernement central en place à Yaoundé. Au moins, pour cela, Félix Moumié est un ennemi public. Avant lui, seul Ruben Um Nyobe, secrétaire général de l´Union des populations du Cameroun assassiné sous maquis, avait connu les mêmes affres d´une chasse à l´homme. Sa tête est mise à prix. Et c´est ainsi qu´il est mort empoisonné le 3 novembre 1960 à Genève en Suisse.
Vu par les hommes du pouvoir de Ahmadou Ahidjo, le Dr Moumié était un homme dangereux, " un opposant farouche des puissances coloniales, un homme impitoyable refusant tout compromis, un anti-impérialiste fanatique, un cryptocommuniste à la solde de Moscou et de Pékin ". Mais dans les rangs des nationalistes, Moumié était plutôt " le plus affirmé des Camerounais, panafricaniste convaincu et homme d´honneur ". Le Dr Moumié Félix Roland avait dû quitter, malgré lui, la zone de Bamenda dans le Cameroun occidental, pour Khartoum au Soudan. De là, il va sillonner l´Afrique, pour se mettre à l´abri des ennemis du peuple en lutte. Avec d´autres militants et cadres upécistes, Moumié se rend au Congo Léopoldville, à Conakry, au Caire, à Accra, et atterrit plus tard en Suisse.
L´éloignement de l´ennemi de Yaoundé ne lui vaudra, à aucun moment, ni la tranquillité ni la garantie de son intégrité physique. L´éventualité de son retour au bercail donne des insomnies à ceux qu´il traitait en permanence d´usurpateurs. Ainsi meurt le patriote juste, un jour de novembre 1960.